C’est le jour où les brumes s’élèvent du fleuve
vers la belle cité, au milieu de collines et de prés,
et la voilent comme un souvenir. Les vapeurs entremêlent
les verts, mais les femmes aux couleurs éclatantes
y marchent encore. Elles vont souriantes
dans la blanche pénombre : dans la rue, il peut tout arriver.
Il peut arriver que l’air saoule.
Le matin
se sera révélé dans un vaste silence,
étouffant chaque voix. Et même le mendiant,
sans ville ni maison, l’aura respiré
comme il aspire à jeun son verre d’eau-de-vie.
Ça vaut la peine d’avoir été trahi par la plus douce bouche
ou bien d’être affamé, si l’on sort sous ce ciel
et qu’on retrouve en respirant les plus frêles souvenirs.
Chaque rue, chaque arête tranchée de maison
conserve dans la brume un ancien tremblement :
celui qui le ressent ne peut s’abandonner. Ni même
abandonner
son ivresse tranquille qui se nourrit de choses
chargées d’une vie dense, découvertes au détour
d’une maison, d’un arbre, d’une pensée soudaine.
Les gros chevaux aussi qui passeront à l’aube
au milieu de la brume, parleront de jadis.
Ou peut-être un enfant échappé de chez lui
Reviendra justement aujourd’hui où la brume
s’élève sur le fleuve, et il oubliera la vie,
les misères, la faim, la parole trahie,
pour s’arrêter au coin d’une rue, en buvant le matin.
Ça vaut la peine de revenir, même si l’on a changé.

(Paysage, Osvaldo Licini, 1924)