Il était peintre. La fascination, telle était l’idée fixe de cet homme que j’aimais. La stupeur ensorcelante, pétrifiante, immobile, totalement silencieuse, constitue la contemplation maximale. C’est la contemplation à mort. Je le vois encore qui peint en silence puis qui va à la table, à droite, sous la fenêtre, où il range ses pinceaux. Il y nettoie ses doigts avec un chiffon. Il revient. Il pose sous son menton son violon au bois clair, il me fait un signe de la tête pour commencer le duo de Bach ou de Beethoven que nous nous apprêtons à jouer tous les deux, – mais dans le même temps il incline le visage pour regarder la scène peinte de côté (…) Alors, doucement, très doucement, il fait aller et venir l’archer sur les cordes pour parler aux corps qu’il a créés et pour les consoler de les avoir fait venir au jour. C’était du temps d’Elsa et de sa mère. La journée de Jean Rustin suivait un rythme imperturbable (…) À l’époque nous communiquions par fax. C’était le temps de ces rouleaux de papier grisâtres et huileux, qui sentaient l’alcool, qui se déroulaient soudain, bruyamment, dans la nuit. Tout à coup, à n’importe quel moment de l’année, devenu impatient, un peu impérieux, courroucé, fébrile, il me demandait d’arriver, en fin de matinée, toutes affaires cessantes, dès que j’aurais fini mon propre travail, de monter à l’atelier avec mon violoncelle. Peu importe la peine que cela me coûterait. Peu importe le temps que cela me prendrait. Jean était un très grand peintre que j’admirais. Son obstination et son silence m’emplissaient de tendresse. Je traversais le périphérique. Je traversais la petite ville des Lilas. Cela montait longtemps, longtemps, tout d’abord. Puis je descendais par les Bruyères. Je longeais le château de l’Étang avec ma housse brune, à la fois encombrante et légère, dont la sangle pressait l’épaule. Il entendait la porte métallique de l’ascenseur s’ouvrir, il arrivait en trottant dans ses pantoufles. Il me faisait asseoir dans un petit fauteuil de velours vert afin qu’on fût à la hauteur qu’il préconisait par rapport à l’ascendant des corps nus et des figures anxieuses ou ébahies qui vous regardaient fixement dans les yeux. Il me montrait le travail des jours. Il ne parlait pas beaucoup. Une fois que toutes les toiles qu’il avait peintes récemment avaient été retournées le long des murs, il n’en laissait qu’une seule sur le grand chevalet à gauche de la fenêtre principale, à l’est, côté cour. D’un coup de menton il me montrait les deux pupitres dépliés et préparés. Il avait placé ma chaise au centre, devant le chevalet, il préférait la gauche, côté jardin, côté montagne. Nous nous accordions en silence. Nous jouions pour ces corps nus (…) On jouait une petite heure. Le reste du temps nous buvions. Parfois on avait le droit de manger un peu. Il s’asseyait sur le petit divan de la seconde pièce, il ôtait ses pantoufles, il laçait patiemment ses souliers. On descendait dans le gigantesque et bruyant ascenseur de fer. On passait devant l’église. On entrait dans le Franprix de Bagnolet où nous achetions deux bouteilles de vin de Bordeaux. On cachait les bouteilles sous nos imperméables. Nous nous installions, en face, chez un Turc très gentil, qui faisait des frites très grasses et très bonnes, dans la courette, après la cuisine, au fond du café. Nous n’avions pas le droit de boire du vin en vitrine. Même rue Lénine, cela aurait paru provocateur, en plus d’être devenu impie. On se quittait, déjà un peu ivres, rue Sadi-Carnot, sur le trottoir, devant la rue Bachelet – devant le rue du petit Bach, du petit ruisseau, du petit caniveau. Lui, il s’asseyait au volant de sa voiture et claquait la portière. Adieu. C’était fini. Adieu, Jean, c’est fini.
L’enfant d’Ingolstadt
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