cet air de rien

Anna Urli-Vernenghi

Mois : décembre 2019 Page 1 of 2

Le jeune astrologue – 1

Je l’ai connu il y a peu. Présenté par une amie. Enfant, il l’accompagna un jour chez son vieil astrologue. L’enfant fut fasciné par les cartes, les planètes, les mots, la méthode, la rigueur. – Il apprit.
Il est maintenant, me dit-on, un des meilleurs astrologues de Paris.
Une allure à la JR, même minceur, même style, dandy de nature, extrêmement sympathique, extrêmement passionnant. Lorsqu’il établit votre thème astral il vous présente deux cartes, deux cercles, les planètes au moment de votre naissance, vue de la Terre, une autre, vue du Soleil. Des lignes de différentes épaisseurs, couleurs, vont vers l’une ou l’autre des 12 maisons du zodiaque, et bien sûr les planètes, leurs symboles, Soleil Lune Mercure Vénus Mars Jupiter Saturne Uranus… cela forme un dessin improbable, un destin. Tout cela est d’une beauté !
Et puis, il y a les fameux Noeuds. Le Noeud sud représente notre passé, notre talent inné, le Noeud nord notre futur, le but. Nous avons tous tendance à rester vers le confort du Noeud sud, il faut apprendre à développer les qualités du Noeud nord. J’ignorais absolument cela.
F., d’entrée de jeu, se présente comme « un simple interprète, ni un coach ni un gourou ni un homme meilleur que quiconque, une personne disposant d’un certain savoir, et cherchant à le communiquer de la façon la plus claire possible. » – De fait, je l’ai constaté. Son texte est remarquable.
Depuis deux jours, me sentais la tête prise comme dans un étau, un ramdam incessant d’idées noires, j’étais absolument perdue de façon incompréhensible, totalement seule. N’en pouvant plus, je lui ai envoyé un message. « Oh ! c’est rien, c’est le transit de Mars dans votre maison 5, votre maison natale, Mars et Uranus ça fait pas bon ménage. Heureusement, cela ne dure que 3/4 jours. Début janvier tout s’arrange, d’autant que vous avez Jupiter dans votre maison jusqu’en février prochain, qui va mettre en valeur votre Uranus permettant de développer, dévoiler au grand jour votre unicité, votre originalité, le côté génial qui sommeille en vous, voire votre côté excentrique. Faut juste le savoir. » – Et bien, illico, comprendre que ce n’était pas encore ma foutue tête qui faisait des siennes, j’ai laissé Mars à son foutoir et repris ma lecture.
F. pratique aussi la numérologie et le Tarot, tiens donc !
Vous en dirai plus demain, c’est pas mal, vous verrez.

***

Éloge de la véhémence.

Quel est cet homme qui marche, seul, dans la rue ? On le voit de dos, de trois quarts, vêtu d’un costume sans doute gris, un peu fripé. Ses cheveux sont plutôt longs et déjà blancs, il semble savoir où il va, il regarde droit devant lui. J’ai conservé dans le fatras de mes dossiers une série de sept photos noir et blanc que m’avait donnée une amie. Elle avait croisé cet homme par hasard, et l’avait reconnu. Il s’agissait de Denis Roche. Elle l’avait suivi sans qu’il le sache, jusqu’au jardin du Luxembourg. La deuxième photo, de dos cette fois, le montrait marchant, une main dans la poche, dans une allée entre les grands arbres et les bancs de bois. Sur les quatre photos suivantes on l’observe assis sur une des ces chaises-fauteuils métalliques du jardin, face à une sculpture et à l’épaisseur végétale. À sa droite, une cage emplie de feuilles mortes. Nous sommes peut-être vers la fin de l’automne. Il regarde ou il rêve. Il s’est retiré dans une parenthèse. La photographe s’approche de plus en plus de lui. Sur la dernière photo il n’y a plus que le paysage, la lisière du jardin, les grilles, les immeubles de l’autre côté de la rue. Denis Roche n’est plus là. Il est sans doute encore sur sa chaise, hors du temps.
En promeneur anonyme, plongé dans sa rêverie solitaire, c’est ainsi que je voudrais qu’il entre dans ce livre. Qu’il y entre à son insu.


Denis Roche.
Éloge de la véhémence
1ère page

Jean-Marie Gleize


Parcourir le monde

Que peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés de la planète Terre nos semelles auront-elles touchés ?
Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais qu’en connaître quelques ares, quelques arpents : minuscules incursions dans des vestiges désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables figées dans un brouillard doucereux dont quelques détails nous resterons en mémoire : au-delà de ces gares et de ces routes, et des pistes scintillantes des aéroports, et de ces bandes étroites de terrains, qu’un train de nuit lancé à grande vitesse illumine un court instant, au-delà des panoramas trop longtemps attendus et trop tard découverts, et des entassements de pierres et des entassements d’oeuvres d’art, ce seront peut-être trois enfants courant sur une route toute blanche, ou bien une petite maison à la sortie d’Avignon, avec une porte de bois à claire-voie jadis peinte en vert, la découpe en silhouettes des arbres au sommet d’une colline des environs de Sarrebruck, quatre obèses hilares à la terrasse d’un café dans les faubourgs de Naples, la grand-rue de Brionne, dans l’Eure, deux jours avant Noël, vers six heures du soir, la fraîcheur d’une galerie couverte dans le souk de Sfax, un minuscule barrage en travers d’un loch écossais, une route en lacets près de Corvol-l’Orgueilleux… Et avec eux, irréductible, immédiat et tangible, le sentiment de la concrétude du monde : quelque chose de clair, de plus proche de nous ; le monde, non plus comme un parcours sans cesse à refaire, non pas comme une course sans fin, un défi sans cesse à relever, non pas comme le seul prétexte d’une accumulation désespérante, ni comme illusion d’une conquête, mais comme retrouvaille d’un sens, perception d’une écriture terrestre, d’une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs.

Georges Perec
Le Monde, Espèces d’espaces

24

Le seul jour de l’année où je me cache, me terre, où j’ai très mal. Le vingt-quatre décembre. Rien n’y fait. Même la joie, vraiment, qui est là, je la sens, même cet amour inattendu, nouveau, ne m’aident pas à apaiser ce chagrin du jour. Alors, il faut que ça passe… privilège … je bois du Champagne.
Je commence tôt. Pour être avec eux.
Parce que je les aime, ces absents du 24 décembre.
Parce qu’ils riaient que je sois si gaie, parce qu’ils me trouvaient jolie dans un petit truc, je ferai un effort pour m’habiller, me maquiller, me parfumer.
La maison, propre, rangée. La musique, omniprésente, tout partout. En fin de journée, j’allumerai un feu dans la cheminée, il y aura l’harmonie des bougies, des jeux de lumières. Je répondrai à quelques appels d’amies merveilleuses, à des messages sur Twitter. C’est important.
Parce que c’est la nuit de Noël.
Parce que la nuit est longue avant d’écouter l’homélie du pape François,
je boirai, je boirai ce Champagne.
Et serai perdue dans toute cette beauté par cette absence implacable d’eux.

la vague

Elle est arrivée d’un coup.
Tasse de café à la main, regard perdu vers le ciel gris-bleu du petit matin. Comme une vague en moi, pas la vague puissante violente assourdissante, non, une fin de vague, douce, qui s’allonge sur la plage. Me suis sentie d’un coup remplie d’une force magnifique. Magnifique. J’ai su que c’était la force de la clarté. elle se répandit partout en moi ; en même temps, cette gentillesse qui l’accompagnait. Quelle sensation ! cette clarté. Pourquoi ai-je compliqué tant de choses ces derniers temps, créé tant de problèmes inutiles, ces trucs ces machins ces contraintes ridicules… tout fut limpide. Je sais désormais que je vais laisser les choses importantes se faire toutes seules.
Je souris maintenant en écrivant ça, parce que je pense illico à Sollers, dont j’ai mis ce matin même sur Twitter d’autres mots sur l’illusion, qu’il faut garder. Et le revoilà ! cette citation que je n’aurais jamais dû oublier. Je devrais même me la faire tatouer. « Il faut parfois laisser les choses se faire toutes seules, ça dépasse l’entendement, comme si Dieu, après tout, veillait. »

un regard d’ivresse

Des barricades, à nouveau, sont érigées dans les rues de la capitale.
Paris est à nouveau inventif,
Paris, à nouveau surprenant
Et séduisant.

Merde aux vieilles règles et aux bonnes manières !
Merde au père de famille qui lit son journal au dîner,
Aux injonctions,
À toutes les injonctions :
« Tiens-toi droite »,
« Une jeune fille de bonne famille ne dit pas ce genre de choses » !
Merde à l’ordre établi, imposé !
Merde à la route toute tracée : épouse, mère et de famille et femme trompée !
Merde à l’ennui d’une vie dans l’ombre !
Merde à l’obéissance et aux soutiens-gorges !
Injonction d’être sage, d’être polie et aimante.
Merde à l’étouffement bourgeois de tant de vies !
Nous voulons un corps
Pour jouir,
Pour pleurer,
Ou se caresser.
Un corps
Pour être en vie,
Jusqu’au bout,
Avec un large sourire
Et un regard d’ivresse !

NOUS, L’EUROPE
Banquet des peuples

L A U R E N T G A U D É

Un jour de pluie où l’on s’ennuie

Choses qui font naître un doux souvenir
du passé
Les roses trémières desséchées.
Un petit morceau d’étoffe violette ou couleur
de vigne, qui vous rappelle la confection
d’un costume, et que l’on découvre
dans un livre où il était resté, pressé.
Un jour de pluie où l’on s’ennuie, on retrouve
les lettres d’un homme jadis aimé (…)
Une nuit où la lune est claire.

Sei Shōnagon

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Saitô Kyoshi, Maiko, Kyoto, 1961

L’inattendu

Vous n’êtes pas au mieux de votre forme. La météo rajoute son grain de sel dans le gris et les grèves du jour. On vous appelle. Un ami vous demande s’il peut donner votre téléphone à un journaliste qui travaille sur les agences de presse françaises. Oui, bien sûr. L’appel arrive dans l’après-midi. Et la vague du bon, d’un coup vous submerge. Parler de ce qui fut un bonheur, notre agence. Urli et son savoir-faire, sa vision du futur, l’équipe, l’enthousiasme, le Champagne hebdomadaire, mon goût pour lier photo et récit. L’argent. Avec ces fonds de pension qui rachètent les agences, les grandes, puis les moins grandes. Me rappelle même plus le nom de celle qui nous racheta. Juste ce 1er rendez-vous. Men in black assis derrière un large bureau. Urli en jean et perfecto, moi ayant fait un léger effort. Nous sommes face à eux. Urli est prêt, moi pas du tout, je veux partir, je veux pas être là. Je sens bien que signer sera la fin de l’harmonie dans cette agence. Inéluctable. On ne pouvait rester seuls. La presse changeait. Il fallait nous adapter. L’argent le permettait. Les politesses d’usage, vite passées. Première question posée par l’un d’eux d’un ton d’une gravité poussée ; l’inattendu :
– De quels signes êtes-vous ?
(Je suis sidérée. Perdue, je veux me casser, ces mecs me font peur)
– Anna est Poissons, je suis Scorpion
(je veux fuir, plus rien entendre)
La sanction, claque :
Accord parfait !

*

Rome

Les choses se décidèrent vite à l’agence de presse parisienne où nous étions Urli et moi. Etre leurs correspondants à Rome. – Tout fut facile. Déménager, le train, le foutoir, l’arrivée, trouver un appartement. Notre choix se porta sur un petit bijou dans ce qui fut l’hôtel particulier d’Anna Magnani, restructuré, Piazza Sant Egidio dans ce Trastevere de rêve.
Urli restant sur la politique, le social, et moi le cinéma, les tournages, les rendez-vous, les textes, etc… Laura, petite, refusa d’entrée de jeu d’aller à l’Ecole Française. Je lui donnais ses leçons à la maison. Et ça marchait.
L’appartement était un duplex avec de hautes fenêtres presque toujours ouvertes sur la place. Les voleurs y faisaient leur besogne. Avec astuce ils ouvraient les coffres des voitures stationnées (non romaines) « C’est à toi ? » disaient-ils. Non. Alors on y va.- Ciao ! Une fois, Urli se fit voler son indispensable sac photo, pas bien loin de là. L’acteur du film, sur lequel il réalisait un reportage le rassura : « Laisse-moi passer quelques coups de fil ». Le lendemain, le sac était là. – Rome, quoi !
C’était plus compliqué pour moi. Arriver à joindre les bonnes personnes. Compliqué. Le matin, elles ne sont pas là. On peut les avoir vers midi, la tranche horaire est limitée, à 13 heures 13 heures 30, elles partent déjeuner. L’après-midi, on les trouve pas. J’ai finalement pigé que 18 heures était L’HEURE. Une fois contactées, elles étaient partantes pour tout faire.
Pasolini était déjà mort, mais j’étais dans sa ville. Que de fois j’ai pensé à lui en prenant une glace ou un café sur cette Piazza del Popolo où il avait ses habitudes chez Rosati. Notre « secrétariat », le lieu des rendez-vous, le fameux Caffè Greco, via dei Condotti, ou la trattoria avec son jardin, pas bien loin de là.
Un jour, nous promenant, Laura entendit un miaulement. Un jeune chat, tout maigre, dans un état… Le prendre. Lui donner un nom. Nous étions jeudi. Bienvenue à Giovedi. Beethoven était son idole. J’vous assure, il entendait un morceau, il l’écoutait, sa queue remuant le temps du mouvement. S’abaissant lentement la musique finissant. Incroyable. Insensible à Mozart, indifférent au jazz, aux petites chansons.
J’aimais la rumeur de cette ville.
Et puis un jour on nous rappela à Paris. Rapidement, lasse des provocations du Rédac-Chef je lui ai très vite retourné son bureau sur lui. – Je fus virée.
Savez-vous ce qu’il me dit alors, avec un vrai sourire, une vraie sympathie, une vraie bienveillance : « Maintenant que vous partez, vous allez réussir, Anna. »
Des années plus tard, nous sommes revenus à Rome. Me suis pas faite au silence, relatif, de la Piazza, sans l’agitation des voitures, sans les sons mythiques des fameux klaxons romains.

j’ai répondu non

J’ai passé une visite médicale. Il m’a fallu remplir un questionnaire de six pages, près de trois cent questions. À toutes, sauf une, j’ai répondu NON. Avais-je déjà contracté la rubéole, la variole, la varicelle, le choléra, le tétanos, la tuberculose, la fièvre jaune, la scarlatine, ou le typhus… Etais-je sujette aux vertiges, avais-je du cholestérol, du diabète, de la tension, des maux de tête, de coeur, de ventre, des enfants, des allergies, des calculs, des palpitations, des bouffées de chaleur, des problèmes cardiaques, dentaires, auditifs, des crises de tétanie, d’épilepsie, des douleurs lombaires, des étourdissements, des évanouissements, des éblouissements, des embarras gastriques, des désordres intestinaux, des troubles visuels ? Et soudain, comme si de rien n’était, perdue dans le flot, cette interrogation : « Etes-vous triste ? »

Sophie Calle
Des histoires vraies

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