En filigrane, l’encre noire dénonce comme elle l’a déçu. De la réponse lapidaire elle ne capte qu’un mot, qui la rend dingue : Malentendu. Elle va lui régler son compte aussi sec. Elle se croit forte. Elle est à côté de la plaque. La raison imposait silence. La sanction tombe. Ici et Maintenant décide-t-il, Interdiction de Passer. Inflexible, vexé, il va oublier très vite, passer à autre chose, ne plus être dérangé dans son travail, dans sa tête par cet aiguillon. Sur l’ordinateur, il a ce geste, il la pointe, d’emblée, sans regret : Indésirable. Qu’attendait-elle, qu’il se lamente ? Mais où vit-elle ? La mise à pied lui paraît absurde. Puis la brise. Elle ne se rend pas. Un jour d’été, au placard, toutes ces pensées qui faisaient les malignes, pointant le bout de leur nez, vous savez, le coup de l’engouement par imagination qui mène aussi sec à la lassitude : Amoureuse à crédit. Elle connaît son Stendhal.
Nous qui connaissons sur le bout des doigts notre Cukor notre Lubitsch notre Capra, nous sentons bien qu’ils pourraient se revoir malgré le rideau tendu. Le bon fil sera-t-il tiré ? Qu’est-ce qui s’est passé avec ces deux là ?
L’homme est habile, intelligent, lucide chroniqueur d’un journal aussi sérieux que lui. Elle le lit régulièrement et trouve souvent son écriture un peu âpre. Elle le préfère quand il adopte un ton plus mordant. Son cuir assurément est bien tanné. On ne la lui fait pas. Consciencieux, il s’abîme dans le travail. L’idée du bonheur ? Elle ne le traverse pas. Pour lui il est en plein dedans. Et après tout pourquoi pas ? Le mythe du pauvre journaliste solitaire et sans amour, une blague. Les femmes l’intéressent. Il aime les voyages. Il affectionne les rencontres édifiantes, les conversations sérieuses. La contradiction, le débat le passionnent, il s’y plonge, avec un peu trop d’alcool parfois. On est indulgent s’il prend quelques poses, incidemment. Discret, secret, il a de l’ambition. Il est dans la fourmilière, le cénacle, ces fameux arcanes du pouvoir. Informé, on le sollicite. Perspicace, il réfléchit à ce qui n’est que senti ; pense à un nouveau projet de livre. N’a rien d’un blasé.
Mince, pas très grand, visage plus anguleux que ne le suggèrent certaines photos, regard profond, triste un peu, yeux cernés, très. Le travail. Toujours le travail. La bouche est belle. Le sourire n’est pas dans sa nature. Dommage. Cela ajouterait à son charme. À chaque fois qu’elle l’a rencontré, car ils se virent, elle notera qu’il porte des vestes trop larges, mal ajustées sur lui. Elle n’a aucun souvenir de comment sont ses mains. Elle ? Elle aime voir tout en beau. Son monde de fleurs, de livres, de solitude, représente pour un homme comme lui l’ennui, la fuite, un no man’s land. S’ils furent auparavant, en tout, irréprochables, absolument polis, absolument indifférents, discutant, quand ils se croisaient chez leurs amis, ce soir très frais d’un printemps tout neuf, ils vont bel et bien se trouver, on peut le dire. La Providence les a dans le collimateur, sens premier du mot : « appareil d’optique produisant des rayons parallèles, qui permet de superposer l’objet visé à l’image des repères. »
Notre homme est dans le constat. Il l’observe. Elle est gaie… Le goût magnifique de la vie lui est revenu, en gratitude, le visage, l’allure, surent en profiter. Intérêt futile, inédit chez lui, pour l’orange et la suavité de la longue écharpe qu’elle porte ce soir-là ; il se divertit un temps avec la pensée d’en tester la douceur.
Aucun délai d’observation pour elle.
Attirance nette, épidermique, sans appel, dès qu’elle le voit en se retournant pour donner son manteau à l’amie. Réactive, joyeuse, elle ne se prend pas la tête, s’approuve et trouve même qu’elle a bon goût. Jubilation secrète. Subitement curieuse de celui qu’elle ignorait avant. Qui es-tu ? Pour donner le change, elle lui lance une pique amicale sur sa tenue. L’homme portait blazer, évidemment mal coupé, et pantalon gris – pas de quoi pavoiser. Décontenancé, il ne sait que dire, écarte les bras, en offrande.
Compatissante, elle se détourne, souriant à d’autres visages.
Ils se parlent.
Face à face ?
Côte à côte. Chaperonnés par un homme pessimiste dont notre journaliste adhère à la liste infinie d’inéluctables catastrophes désastres échecs ou ruines à venir. Elle se défile en douce avant la fin du monde. Pour la suite, en plein accord, le classique. Ils s’évitent. Elle est meilleure que lui pour les regards en biais. Lui faillit se faire prendre plus d’une fois. Rien d’exceptionnel jusque là. Tu m’as vu. Je t’ai vue.
Alors, va advenir le Trouble. La Providence en Majesté.
En fin de soirée. Au moment du départ de l’homme.
Comme dans les bons vieux mélos. Elle, si romanesque, fut servie.
Et lui, si pragmatique, quelle conclusion en tire-t-il ? Malentendu, vraiment ?
Sûrement. « Le malentendu c’est le plaisir », et c’est Baudelaire qui le dit.
Donc,
Près de l’entrée. Il salue deux trois amis.
On va lui apporter son imperméable. Il attend.
Il l’aperçoit, en face, près d’une table, de dos, s’intéressant à des livres.
Elle lui apparaît si insouciante, si calme.
Elle fait alors ce geste lent, elle relève un pan de l’écharpe orange.
Il accompagne le mouvement. Les épaules, enrobées.
À l’instant pour l’homme, telle une évidence, envie de la deviner.
En lui,
divine,
une joie rare, magnifique, oubliée – captive on ne sait où – se libère,
rayonnante, se propage enfin,
lui gonfle le coeur de plénitude,
et le bouleverse d’émotion.
Cette fulgurance le saisit, le déstabilise. Il reste alors figé – n’osant y croire.
Il la voit brusquement se retourner, comme saisie d’un appel.
Ni elle ni lui ne veulent se soustraire.
Elle ne baissera jamais les yeux, acceptant éblouie ce vertige qui les happe. Les autres, estompés, isolés. Seul, ce rayon lumineux entre eux.
Va ! Obéis, traverse la pièce ! Partir ensemble sans dire un mot, telle une évidence. Où trouve-t-elle la force de penser Non ? Un solide reste bien lourd, bien pesant, de bonne ou mauvaise éducation, c’est selon. Va ! Un sourire n’y suffit pas !
Sans la quitter des yeux,
l’homme prend l’imperméable plié, qu’on lui tend à plat.
Il s’en va, n’ayant pas la force de lui dire au revoir.
Prit-elle conscience de ce qui se passait en lui ?
Sonnée, elle ne le voit pas partir. Elle reste sur ce détail, cet imperméable vert, plié. Elle y tient.
Alors, les bruits revinrent.
Les gens furent de nouveau dans la pièce.
–
Quelques jours après, impossible de résister au plaisir de le taquiner en cette fin de journée délicieuse. Ses grandes copines les hirondelles viennent d’arriver. Don Giovanni magistral éclate dans la pièce. Elle vient de terminer la lecture d’une chronique si sérieuse (Mais où trouve-t-il tous ces mots sur un sujet aussi pénible ?). De la pensée à l’écriture. Deux, trois lignes désinvoltes.
Débloquant aussitôt le verrou de la porte
Il répond
en quelques mots bien sages
mais écrits à l’encre bleue et, hardiesse suprême, se pique d’un point d’exclamation ! Une invitation. Il la surprend une fois encore. Elle aime ces détails plus que les mots. Peu de personnes les utilisent au quotidien. Une subtilité, un cadeau qu’elle approuve haut la main. Séduite, elle se sent de nouveau parfaitement en accord avec l’expéditeur.
Un regard peut-il agir ainsi, en un instant changer la vie de quelqu’un ? Elle s’en fout de ce questionnement. Pourtant un jour, des idées stupides lui passent par la tête. Elle complique les choses. Elle ne se maîtrise pas et envoie ce message fouillis qui amène au fiasco ce brin d’histoire. L’homme dût suivre un labyrinthe de mots pour arriver au mensonge. Rideau !
La belle imposture qu’elle nous trouve là.
Pourquoi ce délire ? Il ne comprend plus. Il n’a pas de temps à perdre. Il répond avec acidité à l’encre noire. Pas pour lui tout ça, il a d’autres chats à fouetter. Il se sent déçu. Lui, si hermétique, elle avait réussi comme ça ! à ouvrir la porte. Il était prêt à libérer l’autre battant. Mais là, c’est trop. Indésirable.
Elle se sent déçue.
Par elle. Aucun ressentiment. Elle sait. Lancinante, bientôt accaparante, puis dévorante, l’idée imbécile s’empara d’elle. N’être pas assez.
Pas assez bien,
Pas à la hauteur de cet homme, qui lui plaît,
qu’elle intimide, elle le sait
qui l’a émerveillée, illuminée,
qui l’impressionne subitement, allez savoir pourquoi…
Alors ?
Les mots,
Pour le rejeter. Un mur de mots. Du vrai, du faux. Escamotant seulement le retour du boomerang. On rêve !
« Horreur de ma bêtise », ces mots de Rimbaud, elle veut se les faire tatouer sur la plante des pieds. Elle en est là. La sentimentalité bat la campagne avec ses pensées de pacotille. Elle a conscience de ces faux-semblants et résiste. Résiste.
Un jour tout bleu, un ami vient la voir. Amaigrie, agitée, elle pleure.
Parle. Elle parle. « Moi je crois à ce regard. Il est en manque d’amour. Patience. » Grandiloquence soit ! mais la phrase la libère. Merci Ami ! Champagne ? Champagne ! Musique ? Chet ? Chet ! Rires sous la bénédiction des hirondelles. Comme elles, elle tourbillonne.
Puis, en elle, l’impulsion. Relire. Relire le message pour la première fois. Qu’elle fait en s’écartant de l’écran, le regardant de biais. Cette foutue encre noire, tenace. La pique sur les pensées, piquantes. Puis, stupéfaite elle lit : En partant, jamais je ne n’ai lancé de regard noir, c’est un malentendu. Elle comprend l’ampleur de son égarement. Du mal fait.
Indésirable ou non, lue ou non, comme il veut. Envoyer un dernier mot. L’essentiel en filigrane. Un au revoir qu’elle doit lui dire.
L’illusion enfin au repos, elle reprend forme. Reste sur le détail senti et concret, rien d’autre. Bien sûr ! Pourquoi a-t-elle douté de ce que lui avait enseigné son cher Sollers ? Elle prend alors son petit Mac, tape dans ses mains, et commence à écrire sa bluette, remerciant au passage Nâzim Hikmet qui vient de l’inspirer, Si j’étais parole.
Deux atouts.
1 – elle croit en demain
2 – en la Providence.
à suivre