cet air de rien

Anna Urli-Vernenghi

Mois : septembre 2020

Alicja

Pourquoi je pense à Alicja ce matin ? Peut-être parce que c’est le dernier jour de l’été ; elle qui aimait tant le soleil, la chaleur. Peut-être parce qu’elle me manque. Alicja fut une grande restauratrice de tableaux. Sa vie de polonaise ne fut que voyages, rencontres, discussions, amitiés, pleurs, rires, et travail. Le calme plat, elle ignorait même l’idée. Elle s’est mariée avec un vicomte mon Alicja. Un homme adorable, érudit, qui, en vieillissant, ressemble comme deux gouttes d’eau à Napoléon III. Pour lui elle quitta sa Pologne. On peut exercer son métier partout si on est bon. Elle fut aussi recherchée comme historienne en art du costume. Montrez-lui un bout de tissu, elle ne peut s’empêcher de le toucher, de le respirer, d’en chercher la provenance. Elle a prouvé que bien des tableaux étaient des faux avec cette connaissance historique du vêtement.
Mais le clou, chez Alicja, c’est la gourmande ! Elle ne peut envisager un repas sans dessert… Panna cotta, mots magiques pour elle. Gin Tonic !
Elle adorait Urli. Elle m’a prise sous son aile. Ne m’a jamais lâchée. Dès qu’elle entrait à la maison, elle se précipitait vers la cuisine où se trouve SON cendrier marocain, allumait une de ses fines cigarettes, ouvrait une fenêtre, si toutes étaient fermées, aspirait la fumée, un temps, l’expirait. Et, enfin seulement, arrivait le chantant : Alors, dis-moi, comment vas-tu ?
La dernière fois que je l’ai embrassée, c’était justement l’été, voici deux années. Elle m’attendait avec son mari à la terrasse d’un café devant le grand hôpital où pour la troisième fois elle devait se faire opérer d’un cancer improbable, qu’on ne peut traiter par chimio. Je déteste parler d’elle à l’imparfait ! Je déteste ce temps grammatical qui ne lui va pas. Elle porte ce jour-là une robe très glamour, des années 50, sans manches, en coton blanc cassé avec de larges marguerites imprimées.
Elle irradie.

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Admiration

La nuit fut compliquée. Tu te réveilles oppressée ce matin-là ; cet étau qui ne veut pas se carapater. Tu sors. Marches un peu. Mais tu voudrais voler, aller loin là-bas. Sur Twitter tu postes cette citation d’Anaïs Nin « J’ai envie de me cacher. C’est ça, j’ai envie de me cacher quelque part. » L’évidence.
Mais tu as ce rendez-vous à 11 heures. Lorsque tu en ressors il est près de midi. Tu es à côté, va prendre le livre de Colum McCann dont on dit si grand bien ; sans hésiter tu obéis à l’injonction mentale. En gourmande, tu ne résistes pas ensuite à jeter un oeil au plat du jour du petit restaurant italien voisin : gnocchi. Déjeuner satisfaisant.
Et tu rentres vers ta maison.
C’est là que le timing est parfait. C’est là, que la Providence joue son rôle à plein. C’est là que tu es dans l’Admiration. — Si tu n’avais été qu’à ton rendez-vous, si tu avais été raisonnable, dis non au livre, aux gnocchis, tu serais rentrée bien plus tôt. Et tu n’aurais pas entendu cette voix, cet appel surprenant en ouvrant la lourde porte bleue en bas de chez toi : « Anna ! « 
Alors, tu te retournas.

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Carmina

Hier matin j’étais bien patraque en me levant après une nuit d’insomnie, de malaises. J’ai sorti Erri misérablement, fais quelques pas à l’extérieur. Je n’y arrivais pas. Alors, j’ai appelé Carmina.
Carmina s’occupe de plusieurs loges dans le quartier. Elle veille sur nous depuis que Rosa est en arrêt maladie. D’un sérieux à tout va, d’une ponctualité irréprochable, elle sort et entre les poubelles, distribue le courrier, arrose les grands bacs de la cour, la nettoie à coups de jets d’eau puissants, pas un centimètre carré ne lui échappe. Elle n’est pas très grande Carmina, elle a retrouvé sa teinte de cheveux naturelle, châtain, et cela lui va mieux je trouve. L’entendre chanter quand elle balaie ou rire quand elle discute avec quelqu’un est un bonheur. Sa maison est à Madère, où vit son fils et sa famille, qu’elle retrouve chaque début d’année.
Bien sûr, elle est venue aussi vite qu’elle a pu pour sortir Erri plusieurs fois. En partant hier soir, Carmina me dit : Vous savez, le passé c’est le passé. Il faut le laisser là où il doit être. Moi aussi je vis toute la semaine dans une grande solitude. Mon mari ne rentre que le week-end. Il est tellement fatigué qu’il dort presque tout le temps. Moi, je regarde la télévision. J’aime bien regarder la télévision. Je m’invente des petites histoires. Je les fais avancer dans ma tête. Et je sens la présence de Dieu vraiment à côté de moi. Je me dis que j’ai passé une bonne journée.
On pourrait facilement dire elle est dans l’illusion. Moi je dis, instinctivement, Carmina fait ce qu’il faut pour garder sa joie.

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