cet air de rien

Anna Urli-Vernenghi

Mois : février 2022

Le picotement

Ça commence souvent par un picotement au bout des doigts, main droite et gauche. Comme une envie illico de se mettre à la machine, l’ouvrir, écrire, écrire. Voir défiler les phrases sur l’écran, comme si on était étranger aux mots s’affichant. Le bruit des touches. La gaieté, toujours présente accompagne cette musicalité. — L’idée semble arriver ensuite, un frôlement cette fois qui, mine de rien, pousse à freiner le rythme des doigts. La réflexion arrive. La remise en cause du premier jet…
Mais ceci est une autre histoire.
Le picotement je ne le retrouve pas avec l’écrit manuscrit des mots sur mes carnets numérotés avec des étiquettes d’école. On reconnaît son écriture. L’encre. Le rythme artisanal. On sait que ça reste.
Souvent tu freines. Éludes. Te restreints.
Ça t’agace, mais ça t’agace à un point cette auto-censure que tu n’arrives pas à déloger !
Foutue éducation….

*

Monts et merveille

La Jaguar verte s’est rangée sur le bas-côté de l’autoroute du Sud. Nous sommes près des Monts du Mâconnais. Ses deux occupants, un homme, une femme, sont partis de Paris, Porte d’Orléans, ce samedi de la dernière semaine d’Août, à 8.30 précises. Un rituel, comme celui de la dernière semaine du mois en question. Pourquoi ? — Les grands restaurants de province reprennent tout simplement du service.
En habituée, la femme ajuste sur sa tête la casquette de base-ball bleu marine à l’insigne des Boston Red Socks, abaisse d’un geste rapide le miroir du siège passager, vérifie la présence du rouge à lèvres. Parfait. Il fait beau, un cadeau, elle tourne son visage vers le conducteur. Un vrai sourire à son mari. Ils descendent de la voiture. Lui,  détache alors, pour elle, le vélo à l’arrière. A-t-on jamais vu un vélo blanc amarré à l’arrière d’une Jaguar verte ? — Elle enfourche sans hésiter ce vélo ami, on lui volera un jour. Installe le petit York à l’avant dans le panier ! et oui, il est du voyage lui aussi. Encore un sourire, quelques mots rapides en anglais. Il faut dire qu’ils sont tous deux new-yorkais.  Lui, ex-grand éditeur de là-bas. Elle, philosophe. Il la regarde s’éloigner Nationale 7. On ne voit en rien son inquiétude. La circulation automobile n’est absolument pas son problème. Non, Rose a plus de 75 ans. Cette année, il sait que le corps de Rose lui permet ce plaisir peut-être pour la dernière fois. Ils doivent se retrouver au prochain péage ; choisir ensemble la prochaine escale pour déjeuner. Des discussions sans fin. Les grands chefs du coin comme ceux de Paris sont tous leurs amis. Ailleurs aussi d’ailleurs. Pas un chef étoilé qui ne leur soit étranger.
Imaginez la surprise des automobilistes dépassant Rose  circulant à son rythme sur le bas-côté de l’autoroute, son vélo blanc, le petit chien, la casquette… Une vraie merveille de fantaisie.

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Les deux abeilles

Alors que la manifestation de la CGT déambulait à son rythme rue de l’Université pour réclamer des augmentations de salaires — j’ai toujours aimé les voir défiler, les écouter passer — donc, alors que je prenais au même moment ce bouquet de tulipes au-dehors de la petite boutique de la fleuriste, je les ai vues. Deux, elles étaient deux, les petites abeilles à virevolter autour des bouquets multicolores.

— Déjà ? ai-je dit à la fleuriste. Il est bien tôt… mais je me trompe peut-être..
— Non, répond-elle — gravement. Je me suis posée aussi la question. Début février. C’est grave ça…

Oui, c’est grave ça.

*






Le guéridon

Hauteur : 75 cm
Diamètre : 65 cm
tel est le descriptif brut d’un guéridon tripode, en bois naturel, légèrement poudré d’un rose subtil, et qu’il fallait absolument selon moi pour le petit salon en devenir. Précédemment, Philippe Model avait proposé un guéridon moins haut, moins rond, d’un magnifique violet. Mais je n’aimais pas le caresser, il y avait une rudesse de la matière. Je gardais dans la tête celui que j’avais vu dans un des nombreux livres de Philippe, Métamorphoses ou Couleurs, je ne sais plus. Un simple, très simple, en bois naturel.
Il me l’apporta un matin. Plaisir.
Ce guéridon trouva sa place, d’emblée.
Philippe posa juste un léger film protecteur sur le dessus.
Et les jours passèrent….
Philippe était absent lorsque Pierre, son collaborateur direct, vint un matin pour voir l’appartement.
Sa stupéfaction immédiate en voyant le guéridon dans le salon. — « Philippe vous a laissé son guéridon ! Ça alors ! Il faut qu’il vous estime beaucoup… » — Comment cela ? ce n’est pas une production ?
— Non, aucune production n’a été faite… En vous laissant son guéridon, c’est comme si Saint-Laurent vous donnait sa robe fétiche… »

*

Philippe, son guéridon sans le salon, et le regard d’Erri




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