Elle a quoi cette gamine, accroupie sur le trottoir, regardant filer l’eau dans le caniveau, 8-9 ans…
C’est l’été. Ses copains, copines sont tous partis. Ailleurs. Elle, reste seule dans cette banlieue rouge de l’Est parisien, mais elle s’en fiche. Sa grand-mère est là. Sa mère est en Afrique où elle travaille. Elle ira, mais plus tard. Reviendra assez vite, malade des fortes chaleurs. — Elles habitent une assez grande maison, pas très belle, pratique. Au rez-de-chaussée, deux familles, une au premier, et elles, au second, sous les toits. Pas de jardin. Pas de fleurs. Une cour, comme le reste, pratique, on y étend le linge, range les vélos…
La ville va devenir méconnaissable. Ils veulent abattre son beau cerisier dans le jardin de la maison d’en face. Ils veulent abattre les maisons qui font le charme de ces sentes où elle va cueillir les framboises, les mûres et ses préférées, les groseilles. Insalubrité, disent-ils. Modernité. Ils veulent abattre le bistrot du coin, le boulanger, le boucher, l’immense laverie, la laiterie. On entend déjà leurs pelleteuses qui creusent l’autoroute là-bas. Leurs engins préparent un futur pont. Son espace estival ? Une sorte de no-man’s land. Les voitures ne peuvent plus passer, la rue est une impasse, le petit bistrot aux immuables joueurs de cartes en fixe l’extrémité avec ces tonnes de monceaux de sable.
Elle semble étrangère à ce vacarme. Inconsciente de sa solitude. Juste consciente que c’est l’été, qu’elle est en vacances. Il fait beau. Le marchand de glaces va sûrement passer. Sa grand-mère va la gâter. Elle lui prendra du jambon pour déjeuner, avec des cornichons croquants, du saucisson, trop souvent, du pain de Gênes. Parfois de la limonade et les pâtes, bien sûr, qu’elle ne renie pas en Italienne qu’elle est. Mais, ayant fui le pays des fascistes, elle prendra toujours des pâtes françaises. C’est, à ma connaissance, la seule italienne qui ne soit jamais revenue au pays. « Ici, on m’a donné à manger, on m’a appris le Français, et pour la première fois on m’a appelé Madame. »
La petite fille découvrira l’Italie à l’adolescence ; sa mère voulant absolument lui faire connaître la Ligurie, Santa Margharita. Une merveille. Son premier flirt italien, un sicilien de son âge, sombre, sombre, mélancolique comme c’est pas possible. Elle s’y amusera sans oublier que sa grand-mère y venait chaque octobre dans cette jolie ville pour s’abimer les mains et le dos à cueillir les olives, faisant une partie du voyage à pied depuis ses montagnes d’Emilie où les villages crevaient de faim.
Près de son caniveau, elle ne sait pas qu’elle vit là un de ses derniers étés de petite fille. Elle ne sait pas que de vraie blonde elle deviendra fausse blonde, portera les mini jupes de Mary Quant et les robes blanches des hippies. Elle ne sait pas encore que le voisin d’à côté, compagnon des chasses au trésor d’enfance, lui apprendra l’art du baiser, du tempo. — Une révélation. Merci Ami.
Mais en attendant tout cela, la petite fille lit. Elle lit tout le temps. Là, un livre de la collection Rouge et Or, que sa tante lui a offert. Elle ne le lâche que pour se laver, dormir, manger, aller au marché. L’Expédition du Kon Tiki. Elle n’en revient pas de ce qu’elle lit. Elle est avec eux, Thor Heyerdahl et l’équipage, sur ce radeau, entre Pérou et Polynésie. — L’aventure, son été.
Le romanesque ne la quittera jamais plus.
Sa grand-mère l’appelle : « Il fait chaud. Tu as soif ? »

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