cet air de rien

Anna Urli-Vernenghi

Catégorie : Essai Page 1 of 6

La pensée désirante

J’ouvre le livre de Mathilde Girard, « Un personnage en quête de sublimations ».
Il fait partie de la collection Connaissance de l’inconscient,
Série : Le principe de plaisir, chez Gallimard.


Je lis le préambule.
« Le principe de plaisir : la pensée désirante, la perception hallucinée, le rêve de la nuit, la rêverie diurne suivent la pente du moindre déplaisir – sur ce principe fonctionne l’esprit. Lorsqu’il se heurte au principe de réalité et à son exigence, le principe de plaisir cherche un compromis. Les deux font la paire en s’opposant, en s’associant.
Et si écrire et lire relevaient du principe de plaisir ? Cette collection invite l’auteur, qu’il soit écrivain, spécialiste des sciences humaines ou psychanalyste, à redécouvrir les intuitions créatrices de Freud et de ses successeurs, à s’y confronter, à y trouver son propre compromis, son propre conflit. Elle convie le lecteur au partage qui est le lieu du plaisir et de la réalité. »

La pensée désirante…
et voilà, je navigue à vue…

*

un amour bizarre

En définitive, à quoi écrire sert-il, sinon à vivre ? Toutes les pénibles élucubrations sur « écrire ou vivre » – écrire comme renoncement à la vie – … ne sont que pitoyables défenses d’envieux, de toute façon sans importance. Mais ici, la chose est dite. C’est elle qu’il faut comprendre et suivre. Et si on l’écoute, on comprend par exemple pourquoi un amour bizarre, très bref et apparemment sans aucun événement, peut produire une quantité de souffrances et d’interrogations disproportionnées avec ce qu’on appelle les faits : une conversation dans l’après-midi, un baiser sur le seuil, quelques messages tendres brusquement interrompus. D’où : souffrance, silence et ressassement, retour sur l’incompréhensible. Mais ce n’est pas la bonne manière ; ce n’est pas non plus la vraie matière. La vraie, c’est partir du « Zut que c’est beau » – comme aussi du « Zut que ça fait mal », dès qu’il arrive.
Si nous ne faisons pas cet effort, nous perdons à tout moment notre vie, nous n’en gardons rien. De l’impression forte, de ces minutes oubliées il ne nous reste que leur substitut irréel, disqualifié,

Jacqueline Risset
Les instants les éclairs

Le téléphone

Un jour, en parlant d’autres choses, il dit : « J’aimerais t’appeler la nuit – Ah oui, je t’en prie, fais-le. » Un peu plus tard, une nuit, dans l’autre pays, la sonnerie me réveille. Je tends le bras dans le noir, et tout de suite j’entends sa voix, voix pressée, toute proche. « J’étais réveillé, je me suis dit : « Comment faire pour ne pas t’appeler ? ». Voix tendre, qui plaisante, un peu timide – qui me charme. J’essaie de traverser le plus rapidement possible la distance énorme, le sommeil avec rêve, sans doute, où j’étais – qui n’est déjà plus qu’une masse obscure, indistincte, indifférente – mais qui retient en arrière, malgré moi, ma parole. Je sens sa voix se ralentir, se troubler. Il parle encore un peu, puis raccroche vite, sans que, ligotée encore par les liens du sommeil, j’aie pu laisser dans les mots se former la joie de son appel. Je comprends que ma voix entendue ne coïncide pas avec celle que je lui envoie – moins encore sans doute que toute voix de l’intérieur avec celle qui reçoit le dehors du corps (…)
Réveillée par cette voix aimée, je suis comme Ondine arrachée à ses parents des eaux : j’aime le chevalier, son amour me touche, mais je suis à eux et il le sait (…)
Réveiller quelqu’un, c’est l’arracher à un embrassement divin, pour le ramener sur la terre, vers un amour mortel, fini, moins suave, c’est entrer en rivalité – et perdre naturellement – avec le partenaire secret, heureux, c’est dévoiler la nature de pis-aller de tout amour terrestre.

Jacqueline Risset
Puissances du sommeil

un regard d’ivresse

Des barricades, à nouveau, sont érigées dans les rues de la capitale.
Paris est à nouveau inventif,
Paris, à nouveau surprenant
Et séduisant.

Merde aux vieilles règles et aux bonnes manières !
Merde au père de famille qui lit son journal au dîner,
Aux injonctions,
À toutes les injonctions :
« Tiens-toi droite »,
« Une jeune fille de bonne famille ne dit pas ce genre de choses » !
Merde à l’ordre établi, imposé !
Merde à la route toute tracée : épouse, mère et de famille et femme trompée !
Merde à l’ennui d’une vie dans l’ombre !
Merde à l’obéissance et aux soutiens-gorges !
Injonction d’être sage, d’être polie et aimante.
Merde à l’étouffement bourgeois de tant de vies !
Nous voulons un corps
Pour jouir,
Pour pleurer,
Ou se caresser.
Un corps
Pour être en vie,
Jusqu’au bout,
Avec un large sourire
Et un regard d’ivresse !

NOUS, L’EUROPE
Banquet des peuples

L A U R E N T G A U D É

Rome des jardins – Pierre Grimal

Il n’est guère de quartier, à Rome, où l’on n’entende le chant des oiseaux. Cela, d’abord, peut-être, parce qu’il y a partout des fontaines et de l’eau courante, mais aussi parce que les jardins y sont omniprésents. Au temps où la partie habitée de la Ville était restreinte à une portion seulement de l’ancien champ de Mars, tout ce qui, des ruines antiques, n’était pas transformé en forteresse, était devenu monastère ou villa, autant de solitudes où la nature vivante avait repris ses droits. Certes, les grands domaines qui naguère, couvraient les plus proches collines ont été le plus souvent morcelés, mais quelques-uns demeurent, même s’ils ne sont pas toujours accessibles. On devine leurs ombrages et leurs terrasses derrière les murs qui les protègent (…)
Tout naturellement, le jardin, enfermé dans les cloîtres, en vint à offrir l’image du paradis. C’était déjà la signification qu’il avait aux lointaines origines de cet art, et le mot persan « paradis » s’était conservé dans la tradition chrétienne : aussi ne peut-on s’étonner d’apprendre que ces jardins clos, quelque mystiques qu’ils fussent, s’ornaient de plantes nombreuses, parfois venues de loin et acclimatées sous le ciel romain ; les auteurs qui les décrivent ne peuvent échapper à la comparaison avec le jardin de la Création. Un paradis terrestre : luxuriance d’une végétation protégée, agrément d’une floraison continuée, d’espèce en espèce, parfum des fleurs et des plantes aromatiques, tout cela entre les ailes d’un portique, dispensant l’ombre et la lumière, la fraîcheur et la tiédeur, loin du monde et de ses tentations (…)
Ainsi, les jardins deviennent l’image, comme en un microcosme, de la société romaine toute entière, telle qu’on l’aperçoit sur les peintures et les gravures du temps passé : deux moines en robe blanche (voilà pour les disputes théologiques), quelques soutanes noires (ils préparent leur sermon), deux ou trois seigneurs merveilleusement vêtus, quelques groupes de dames (de celles qui vont seules par la ville, sans duègne ni sigisbée), çà et là un facchino oisif, un mendiant, parfois un cavalier ou une calèche. Le jardin accueille la Ville ; il s’est élargi et ouvert, il donne à respirer, et des vues sur le reste du monde –

Les siècles et les jours
Voyage à Rome

Les lumières de Levant se sont éteintes – Amin Maalouf

« De mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier », soupiraient les philosophes français des Lumières en songeant à l’ordre social et à la monarchie de leurs propre pays. Aujourd’hui, les roses pensantes que nous sommes vivent de plus en plus longtemps, et les jardiniers meurent. En l’espace d’une vie, on a le temps de voir disparaître des pays, des empires, des peuples, des langues, des civilisations.
L’humanité se métamorphose sous nos yeux. Jamais son aventure n’a été aussi prometteuse, ni aussi hasardeuse (…)
C’est dans l’univers levantin que je suis né. Mais il est tellement oublié de nos jours que la plupart de mes contemporains ne doivent plus savoir à quoi je fais allusion.
Il est vrai qu’il n’y a jamais eu de nation portant ce nom. Lorsque certains livres parlent du Levant, son histoire reste imprécise, et sa géographie mouvante – tout juste un archipel de cités marchandes, souvent côtières mais pas toujours, allant d’Alexandrie à Beyrouth, Tripoli, Alep ou Smyrne, et de Bagdad à Mossoul, Constantinople, Salonique, jusqu’à Odessa ou Sarajevo.
Tel que je l’emploie, ce vocable suranné désigne l’ensemble des lieux où les vieilles cultures de l’Orient méditerranéen ont fréquenté celles, plus jeunes, de l’Occident. De leur intimité a failli naître, pour tous les hommes, un avenir différent (…)
Les lumières du Levant se sont éteintes. Puis les ténèbres se sont propagées à travers la planète. Et, de mon point de vue, ce n’est pas simplement une coïncidence.

Le naufrage des civilisations

Restera ? ne restera pas ? – Jean Starobinski

Restera ? ne restera pas ? À peine paru, un livre aujourd’hui provoque ces questions, du moins parmi ceux qui se demandent « s’il vaut la peine de lire ». Questions naïves, sans vraie réponse, mais qui sont l’antidote de l’effet immédiat du succès, et qui viennent le doubler, parfois par dépit, par jalousie ou paresse, en soulevant le soupçon prophétique d’un « point de lendemain ». Les arguments statistiques ne manquent pas pour justifier le soupçon – sans beaucoup troubler,  sur le moment, la fête médiatique qui s’organise autour d’un prix, d’un lancement, d’une longue présence dans le palmarès des meilleures ventes.
L’habitude est prise que le succès aille au nouveau, à ce qui est écrit comme on n’a jamais écrit, senti comme on n’a jamais senti – en secret accord avec un monde qui change et que nous voulons voir changer. « N’apporte rien de nouveau » est un verdict de mort, qui tue un livre dès le comité de lecture – c’est-à-dire dans ces limbes redoutables qui s’interposent entre la machine à écrire de l’écrivain et les presses d’où « sort » le livre. Mais quelques lecteurs, beaucoup peut-être, se demandent en jugeant un « vient de paraître », s’il sera relu lorsqu’il ne sera plus nouveau. Le bon critique est celui qui parie juste, qui prédit une mémoire future et qui, par lui-même, contribue, d’abord à ses risques et périls, au succès présent. Il devine du renouvelable dans l’oeuvre qui ne sera plus nouvelle.

Présence des classiques ?

Contre le nihilisme ambiant – François Meyronnis

L’esprit du vide fond sur nous comme un sirocco. Il est sans principe ni but. Il n’accède et ne réagit qu’à l’instantané. Son règne s’avère stérile et rébarbatif, lutte constante de soi contre soi. Dépourvu d’identité comme de substance, il est brisure, dilapidation violente, emprise de l’aride. Il disjointe – falsifie. Il assèche les sources, ou bien les souille. Même s’ils l’ignorent, les agents du fonctionnement travaillent pour lui. En particulier, c’est le cas des médiatistes (…)
L’outrance caractérise l’Esprit du vide, et se déclare dans le dépassement du désert par lui-même. Car la dévastation vise à un surcroît de dévastation, sans mettre aucune borne à son dégât. Il n’y a guère de juste mesure dans la ruine ; elle ne se pondère pas, courant toujours au-delà de ce qui est bien en main (…)
Un effluve nauséabond émane de la rose la plus triviale, « ça sent la destruction », comme aurait dit Baudelaire. On propage ainsi les nouveaux bacilles, les vibrions, toutes les bactéries.

De l’extermination considérée comme un des beaux-arts

Maria Callas – Hervé Guibert

Maria Callas meurt le 16 septembre 1977, à l’âge de cinquante-trois ans, dans son appartement du 36 avenue Georges-Mandel, où elle vit avec un couple de domestiques italiens, et ses deux caniches nains gris et blanc, Pixie et Djedda.
La veille, elle s’était acheté des maillots de bains pour aller rejoindre en Grèce sa meilleure amie, la pianiste Vasso Devetzi qui est aussitôt rappelée à Paris. Ses proches, ses voisins, quelques admirateurs viennent l’embrasser une dernière fois : tous lui voient un visage absolument lisse et reposé, un masque toujours parfait. On recueille ainsi, du 17 au 20 septembre, dans cet appartement, des centaines de signatures sur des feuilles volantes ; on dépouille les télégrammes de condoléances venus du monde entier. Maria Callas est morte le vendredi à midi, son corps est incinéré le mardi au Père-Lachaise. Des scellés sont posés sur ses meubles et ses objets, cachets de cire sur les cadres et les coffrets, les grands miroirs, les liasses de correspondance et les éventails de nacre et de dentelle, les portraits de la Malibran, les robes de scène écarlates, les poignards de Médée, de la Norma, tous souvenirs immobilisés, en attente. La voix aussi, sous scellés, car des bandes magnétiques, prises jour par jour, classées de sa main, attendent d’être entendues (…)
Le 26 décembre, les cendres de Maria Callas sont enlevées au Père-Lachaise.
La police les retrouve le 27 décembre, annonce à la famille qu’elle n’en peut assurer la protection, et les transfère avenue Georges-Mandel. La famille publie un commentaire de presse laconique. Les ravisseurs des cendres callassiennes ont préféré garder l’anonymat. Ces cendres feront l’objet d’une analyse, car Maria Callas aurait énoncé un souhait à leur sujet, sans doute une dispersion dans un lieu précis, secret jusqu’à nouvel ordre.

La voix, hors du feu, 1979

Articles intrépides

La domination des claviers – Alain Borer

Le symptôme de la soumission à l’oreille dominante est la crainte du ridicule de parler sa propre langue. Quand l’oreille française dominait l’Europe, Napoléon remit la Légion d’honneur à Goethe en lui disant : « Je vous salue, monsieur de Gohète » (Erfurt, 1808) : on prend ici la mesure d’un changement d’oreille, qui ne rit plus au même endroit. Le passage à l’oreille anglo-saxonne constitue un métaplasme et un événement diacritique fulgurants, qui détruisent une morphologie très longuement élaborée, en un temps record (…)
La France se trouvant désormais en situation d’écrasante domination numérique, les ordinateurs du monde entier se calent automatiquement sur english , l’option french apparaît comme quelque anomalie à rectifier… ; aussi la domination par clavier – l’américain QWERTY qui supplante AZERTY – est-elle un fait majeur de l’abruption virtuelle et de ses acteurs globaux (les GAFA, pour Google et tout ce qui vient avec les 3www de World Wide Web), et constitue une date aussi importante que l’invention de la caroline, l’écriture conçue au monastère de Luxueil au VIIIe siècle (puis la caroline de Tours) qui unifia l’empire de Charlemagne ; or à travers la domination des claviers, c’est l’oreille collective qui se globalise en nouvelle caroline ; et pour la premier fois dans l’histoire de la langue française une autre langue s’est fait entendre dans son espace, mouvement appelé à l’emporter à long terme, comme jadis l’oreille latine s’étendit (s’entendit) sur son empire. – Alors le sonnet des Voyelles ne sera plus seulement illisible, mais encore inaudible.

De quel amour blessée

Réflexion sur la langue française

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