cet air de rien

Anna Urli-Vernenghi

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la forme de l’amour – Camus

La mort donne sa forme à l’amour comme elle la donne à la vie – le transformant en destin. Celle que tu aimais est morte dans le temps où tu l’aimais et voici désormais un amour fixé pour toujours – qui, sans cette fin, se serait désagrégé. Que serait ainsi le monde sans la mort, une suite de formes évanouissantes et renaissantes, une fuite angoissée, un monde inachevable. Mais heureusement la voici, elle, la stable, René devant Pauline, verse les larmes de la joie pure – du tout est consommé – de l’homme qui reconnaît qu’enfin son destin a pris forme.

Carnets II,

Graminées et Papillons – Philippe Jaccottet

Juillet
Déjà se mêlent aux lavandes presque bleues, selon les champs, ces graminées sèches remarquées l’an passé. Inattentif, on les dirait blanches ; elles sont plutôt ivoire.
Il semble au premier abord que ce qui compte le plus, ce soit la couleur pâle dans ces champs sombres et, probablement, une légèreté sèche – énoncée dans le mot paille, bien qu’il soit trop « jaune » ; cette façon qu’ont les graines d’être suspendues ou portées au-dessus du champ – grelots, cloches, sachets. On croirait entendre leur bruit sec, leur crépitation ; elles sont presque diaphanes, en papier : de l’air séché ? C’est en mouvement vers le blanc, en mouvement vers le desséché, l’impalpable. Écrans de papier ou de soie, éventails. Toujours émouvantes, mais ici surtout, dans cette nuit des lavandes, où elles déposent une écume non humide. Purification par le feu solaire. Comme aussi des agneaux dans le lit violet de la nuit. Mais c’est immobile, on ne bouge que sur place (non pas, comme je l’avais imaginé, des pensées, qui traversent l’ombre de l’oeil, ou le rêve nocturne). Graines. Grelots de paille.
Papillons là-dessus errant, blancs, roux ou bruns. Ce qui monte de la terre. Ce qui vole à mi-hauteur. Papillons tout en ailes, presque sans corps, tout juste là pour montrer la lumière, la couleur, entre lumière et parfums. Ou morceaux de vent colorés, jamais en repos. Chose la plus destructible, répandue, prodiguée dans notre monte autant que des paroles. Sans épaisseur.
Une fois de plus, je me suis égaré dans les environs d’un centre qui de dérobe, mais qui n’en éclaire pas moins ces détours.

Carnets 1954 – 1967 

La Semaison

Les êtres que j’aime – Journal 2013-2016 – Gabriel Matzneff

Lundi 22 juin (2015). Levé à 7 heures. Toilette, gymnastique. Petit déjeuner protéiné (café noir sans sucre, jambon, oeufs brouillés, ricotta fraîche). Hier, comme la veille, j’ai dîné d’un yaourt nature.

Marie-Agnès. Elle m’a utilisé tel un jouet, un pantin, puis, dès qu’elle a estimé que cette distraction sexuelle risquait de compliquer sa vie bourgeoise, de la troubler, elle m’a jeté à la poubelle avec froideur, désinvolture. J’espère qu’elle ne l’emportera pas au paradis ; qu’après ma mort Dieu me vengera.

Les êtres que j’aime, j’ai besoin de leur présence. Quand ils sont absents, ils me manquent. Ce qui me frappe et, au cours de mon existence, m’a toujours frappé, c’est la facilité avec laquelle les gens qui m’aiment se passent de ma présence, se passent de moi. Les filles,, qui m’aiment d’amour, mais aussi, trop souvent, les amis qui m’aiment d’amitié.
Mes adversaires me tiennent pour un cynique, mais ils font erreur. Le trait de caractère qui me définit le mieux n’est pas le cynisme, c’est une extraordinaire ingénuité.
Cynique, si je l’étais, je souffrirais moins. Hélas, je ne le suis pas. Je suis un ingénu, un naïf. Dans des livres parus il y a plus de trente ans – romans, essais, journaux intimes-, j’ai écrit des vérités définitives sur l’aptitude des femmes à baisser le rideau de fer, à gratter, refuser, oublier (ou feindre d’oublier) leur passé. Sur ce point je devrais donc être bronzé, cuirassé, inatteignable. Et cependant je ne le suis pas, mon ingénuité, ma confiance en l’autre font que, lorsque la trahison surgit, je suis aussi surpris, blessé que si, ces vérités, je ne les avais pas vécues, observées, éprouvées, décrites dans mes livres. Oui, un incurable naïf. Incurable et donc vulnérable.
Je suis un eudémoniste qui aura connu des bonheurs d’une intensité suprême et, simultanément, n’aura jamais cessé d’avancer de douleur en douleur. Je pourrais le déplorer, je m’en réjouis, car si j’avais été un eudémoniste toujours ivre de félicité je n’aurais pas écrit les livres que j’ai écrits, je n’aurais pas écrit une seule ligne. Grâce à Dieu, l’eudémonisme a ses failles, et le poète s’y engouffre.

*

de nouvelles amours, de nouveaux mots – Anaïs Nin

J’écris ces mots très lentement, pour faire durer l’instant, pour qu’il dure éternellement. Je suis assise au café, blottie dans la douceur d’un jour d’été comme dans une peau d’hermine… Tout me semble à nouveau miraculeux, que cela ait pu être créé – la température, la douceur de l’air, les arbres, les fontaines des Champs-Elysées, les hommes et les femmes qui marchent… Une ville qu’on ne connaît jamais à fond, une forêt jamais possédée, un ciel qui change à chaque instant, une terre qui tourne, apportant chaque jour des sensations nouvelles. La vie peut-elle continuer à se dérouler ainsi, avec une fraîcheur jamais flétrie, un nouveau visage, de nouvelles merveilles ? Peut-on atteindre si souvent la plénitude sans toucher le fond ? Chaque année, de nouvelles feuilles, une nouvelle peau, de nouvelles amours, de nouveaux mots. Il m’arrive de pleurer un jour sur le changement,mais ensuite il n’y a plus de mort, il y a ce perpétuel renouvellement, rien n’est perdu, tout se transforme. Un homme peut surgir et éveiller votre désir, vous rendre ivre, dormir entre vos bras, vous posséder sans vous faire mal… Un feu qui ne provoque pas de brûlures, un feu comme le fouet d’un magicien, qui ne fait pas mal, à moins que j’aie appris à marcher magiquement sur les braises sans me brûler ?

Journal 3 août 1937

peut-être – Cesare Pavese

16 août 1950

peut-être es-tu vraiment la meilleure – la vraie. Mais je n’ai plus le temps de te le dire, de te le faire savoir – et puis, même si je le pouvais, il reste la preuve, la preuve, l’échec.
Aujourd’hui, je vois clairement que, de 28 ans à aujourd’hui, j’ai toujours vécu sous cette ombre – certains diraient que c’est un complexe. Et qu’ils le disent donc : c’est quelque chose de beaucoup plus simple.
Toi aussi, tu es le printemps, un printemps élégant, incroyablement doux et flexible, doux, frais, fugace – corrompu et bon – « une fleur de la très douce vallée du Pô », dirait quelqu’un que je connais.
Et pourtant, toi aussi, tu es seulement un prétexte. La faute, en plus d’être mienne, en est seulement à « l’inquiète angoissante, qui sourit toute seule ».
Pourquoi mourir ? Jamais je n’ai été aussi vivant que maintenant, jamais aussi adolescent.
Rien ne s’additionne au reste, au passé. Nous recommençons toujours.
Un clou chasse l’autre. Mais quatre clous font une croix.

Le métier de vivre

Venez ! – Stendhal (Journal)

17 mars 1811
J’ai écrit plusieurs lettres, à quelques mois de distance, à l’aimable et douce Bereyter. Elle a enfin permis que je lui rendisse mes hommages en personne. Bereyter m’a dit qu’en arrivant chez elle j’avais les yeux fort petits et l’air fat. J’aurais dû avoir l’air timide. Je l’embrassai tendrement le premier jour, je l’eus chez moi le second (29 janvier 1811).
Nous avons été tourmentés par des lettres anonymes qui l’ont effrayée et lui ont donné pour moi un goût qui paraît vif. Un cuistre bilieux, nommé Fournier, attaché comme chirurgien à Mme la princesse de Galitzine, est véhémentement soupçonné par moi d’être l’auteur des douze ou quinze lettres que nous avons reçues. On avait pour but de me faire croire qu’Angélique était une fille. Ça n’a pas réussi (…)
J’ai la douce et bonne petite Angélique chez moi toutes les nuits. Elle sait fort bien la musique, mais a le jugement faussé par la grossièreté de l’école française du moment. Elle a le front de me répéter que le savant vaut bien mieux que le chantant.
Enfin, du côté de l’amour je suis parfaitement content. Elle écrit comme un ange. Le jour de la plus sanglante des lettres anonymes, elle m’écrivait : « Je suis au désespoir. Venez, je vous en supplie, à quelque heure que ce soit dans la nuit, venez. »

A room with a view – Susan Sontag

Florence est si belle que c’en est follement irréel ; la beauté des villes modernes consiste en une sensation de leur puissance, de leur cruauté, de leur caractère impersonnel, massif, + de leur variété (comme à New York ou à Londres) vue en contraste avec les vestiges architecturaux d’un beau passé (comme à Boston, un peu, et beaucoup plus à Londres, à Paris ou à Milan), mais ce n’est pas la beauté que l’on trouve ici. Florence est entièrement belle, je veux dire entièrement située dans le passé, c’est une ville musée, qui a un présent (les Vespa gonflées, les films américains, des dizaines de milliers de touristes), mais la grandeur, la densité + l’homogénéité esthétique de la ville est telle que les éléments modernes – au moins leur partie italienne – ne choquent pas, ne gâchent rien (…)
Le temps est parfait, assez doux pour qu’on sorte à toute heure en robe de coton ou en manches de chemise (la température ne baisse pas le soir, comme en Californie) mais jamais trop chaud. J’ai une grande fenêtre, haute de plus de deux mètres, dans ma chambre : j’ai laissé les volets grands ouverts toute la nuit dernière, je ferai la même chose ce soir…

Renaître

comment se fait-il ? – Etty Hillesum

Je voudrais bien vivre comme les lys des champs. Si l’on comprenait bien cette époque, elle pourrait nous apprendre à vivre comme un lys des champs. J’ai écrit un jour dans un de mes cahiers : je voudrais suivre du bout des doigts les contours de notre temps. J’étais assise à mon bureau et je savais comment approcher la vie (…) C’est à ce bureau que j’ai appris à rejoindre la vie que je portais en moi. Puis j’ai été jetée sans transition dans un foyer de souffrance humaine, sur l’un des nombreux petits fronts ouverts à travers toute l’Europe. Et là, j’ai fait soudain l’expérience suivante : en déchiffrant les visages, en déchiffrant des milliers de gestes, de petites phrases, de récits, je me suis mise à lire le message de notre époque – et un message qui en même temps le dépasse. Ayant appris à lire en moi-même, je me suis avisée que je pouvais lire aussi dans les autres. Là-bas j’ai vraiment eu l’impression de suivre à tâtons, d’un doigt sensible aux aspérités, les contours de ce temps et de cette vie. Comment se fait-il que ce petit bout de lande enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent s’y échouer en vagues successives, ait laissé dans ma mémoire une image presque suave ? Comment se fait-il que mon esprit, loin de s’y assombrir, y ait été comme éclairé et illuminé ? (…) À ce bureau, au milieu de mes écrivains, de mes poètes et de mes fleurs, j’ai tant aimé la vie. Et là-bas, au milieu de baraques peuplées de gens traqués et persécutés, j’ai trouvé la confirmation de mon amour de cette vie.

Journal

l’étincelle de singularité – Paul Auster

Tu as soixante-trois ans. Il te vient à l’esprit que, dans le long voyage qui t’a mené de l’enfance à aujourd’hui, rares ont été les moments où tu n’as pas été amoureux. Trente ans de mariage, oui, mais dans dans les trente années qui ont précédé, combien de coups de foudre et de passions, combien de flammes et de tentatives de conquête, combien de délires et de folles embardées du désir ? Dès le début de ta vie consciente, tu as été un esclave consentant d’Eros. Les filles que tu as aimées jeune garçon, les femmes que tu as aimées devenu homme, chacune différente des autres, quelques-unes rondelettes et d’autres maigres, quelques-une petites et d’autres grandes, quelques-unes portées sur la lecture et d’autres sur le sport, quelques-unes moroses et d’autres extraverties, quelques-unes blanches, d’autres noires et d’autres encore asiatiques, mais rien de ce qui restait en surface n’avait d’importance pour toi, ce qui comptait c’était la lumière intérieure que tu détectais chez une femme, l’étincelle de singularité, le flamboiement du soi révélé, et cette lumière la rendait belle à tes yeux même si d’autres étaient aveugles à la beauté que tu percevais, et alors tu brûlais d’être avec elle, près d’elle, car la beauté féminine est une chose à laquelle tu n’as jamais pu résister (…)
Tu était un amant insensé, et ça n’a pas changé.

Chronique d’hiver

je suis amoureuse de mondes nouveaux – Anaïs Nin

22 juin 1935

Louveciennes. Chez moi. Afflux de souvenirs. Insomnies. Résistance. Nostalgie. Non. Non. Non. Le lit persan. Le tic-tac de l’horloge. L’aboiement du chien… Il manque des ampoules. Les locataires ont emporté des choses. Les livres sont couverts de poussière. Les bouteilles de verre teinté brillent moins. Sur les murs, les couleurs ont pâli. Les tapis sont usés. Le dessus de verre de ma coiffeuse est cassé. Il manque plusieurs tringles à rideaux. Où sont les chaises du jardin ?…. La maison se dégrade. Autrefois, j’aimais sa patine. Je déteste l’odeur de moisi de la décrépitude. Le passé, oh, le passé. Moisissure, avec cette odeur de naphtaline, de fromage, de chats morts, de souris mortes, si ridé, si souillé. Assise devant cette même cheminée, il y a quatre ans, dans cette même chambre, avec Hugh qui me disait : « Je sais que tu auras une aventure avec Henry. » Ce bureau, où j’ai écrit sur June, parce que j’étais malade de jalousie. Le jardin où j’ai dîné avec Rank. Où j’ai aimé Henry derrière les buissons. Le mur s’écroule… Je suis triste. L’endroit ne me convient plus. Il s’est usé tout seul. C’est tout petit. Décrépi. J’étais au sommet d’une montagne. J’étais libre. Il faut que je reprenne le train en marche. J’ai trop de temps pour ruminer le passé. Mon passé… La difficulté pour se procurer du pain, du beurre, du lait. L’austérité de Louveciennes, les visages de marbre derrière les rideaux, les chiens qui aboient. La paix. La maison, c’est la paix. Une prison. Pour moi, c’est une prison. Je me sens enfermée. Mélancolique. J’ai entendu « You and the Night and the Music » à la radio. Bouffée de nostalgie de New York. Il est 10 heures. Nous sommes fatigués. Tellement à faire dans la maison. Les cloches du village sonnent. Moustiques. Fourmis. Souris. Les chiens aboient. Odeur de chèvrefeuille…

Et un moi nouveau, un moi nouveau qui n’a plus sa place ici, qui vit dans une maison morte. Un nouveau moi, sans foyer, sans havre de repos, un moi aventurier et nomade, parce que désormais j’ai accepté ma solitude, si bien que je n’ai plus ni maison ni mari. Henry, encore sur l’Océan, Henry, toujours la voix de mes sentiments….
Dix heures vingt. La radio. Monotonie des jours. C’est cette monotonie qui me semble un cauchemar. Rentrer chez soi. C’est pourquoi les hommes s’embarquent sur des navires, traversent l’Afrique, traversent le Tibet à pied, escaladent l’Himalaya, vivent dans des cabanes, crèvent de faim, mendient, vendent n’importe quoi, fuient, parcourent les déserts d’Arabie. Pour fuir la monotonie, la platitude et la monotonie. C’est pourquoi les hommes lisent et prennent l’avion, changent de femmes, couvrent leurs passeports de tampons en tous sens, nagent, font du ski, et se suicident. Face-à-face avec eux-mêmes…
Paris est comme une fête foraine de seconde zone. Un peu minable. Tout y est de guingois et petit. Il n’y a pas de vent. On prétend que ça a du charme. Mais je sens une odeur de décomposition. Je suis amoureuse de mondes nouveaux.

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