cet air de rien

Anna Urli-Vernenghi

Catégorie : lettre

Henry Miller à Lawrence Durrell

Paris, janvier 1939
Dimanche

… Mon temps commence à se raccourcir. Il faut que j’utilise mon énergie le mieux possible. Je vois très clairement ce qui m’attend. Et il y a aussi beaucoup de choses que je ne vois pas – et que pourtant je devrai faire aussi. Je me dénude de plus en plus, je voyage avec de moins en moins de bagages. Lorsque je parviendrai au centre vital, je me contenterai d’ÊTRE !
En lisant les épreuves de Capricorne, je suis de plus en plus frappé par les sous-entendus métaphysiques dont le livre abonde. En lisant la vie de Balzac, je suis frappé au contraire par le détour futile, inutile qu’il a fait après l’adolescence, (D’innombrables analogies entre sa vie secrète – et aussi sa vie publique – et la mienne). Chaque fois que je mets la main sur un livre mystique, je suis renvoyé, pour ainsi dire, à un royaume fondamental et vrai et mon être qui m’a été si souvent refusé dans la vie. Dans cent ans, les phrases que je laisse tomber çà et là, dans mes livres et dans mes lettres, seront étudiées pour prouver ceci ou cela, je le sais bien.
Mais maintenant, même maintenant, je suis déjà frappé par l’élément prophétique qui est une partie essentielle de moi-même (…) J’ajoute seulement un autre détail : je suis dans cette période de grâce au cours de laquelle tous mes désirs sont comblés. Je n’ai qu’à demander, et on me donne, je n’ai qu’à frapper et la porte s’ouvre.

Une correspondance privée

je suis un vieux hibou maintenant – Sollers

Le Martray, 10/8/77
(mercredi)

Mon amour,

je me suis levé cette nuit pour travailler… De trois heures à six heures du matin… C’était imprévu et beau, donné comme la nuit tranquille qui n’arrête pas de recomposer ses étoiles… Je ne regrette pas d’être resté si longtemps : il faut une accumulation, même d’ennui, de poussière, d’inutilité… Il faut aussi sentir l’écoulement lent, si lent, de l’absurdité du temps, l’effritement grain à grain du non-temps… La lumière de rosée, la nuit, est magique : croissant de lune style poésie persane et désert, Grande Ourse plongeant dans la montée de la marée à l’horizon noir… Je suis un vieux hibou, maintenant, avec son Évangile sur la table… N’est-ce pas curieux ? Quel esprit de contradiction et de contretemps, à moins que ce ne soit pour après-demain, ou pour jamais ? Il y avait, tard dans la soirée, un film sur les États-Unis vus par l’Europe : des tableaux d’indiens naïfs et charmants.
Il faut que je relise Chateaubriand… Que je reprenne l’histoire du 19e… Toujours trop ignorant… Je me demande pourquoi cette frénésie que Paradis parle de tout ? Je suis devenu une sorte de filtre à tout redire… Bizarre maladie…
Août est très différent de Juillet, beaucoup plus réduit et précis.
Le Venise va être encore plus beau, je le sens –
Je t’embrasse, je t’aime,

Ph
(dessin d’une petite fleur)

Lettre 204

Philippe Sollers
Lettres à Dominique Rolin (1958-1980)

Je suis tellement simple – Correspondance Rilke/Salomé

Car je crois que vous m’avez un peu appris, hier soir, à maintenir grandes et profondes ces paroles nues : « Je suis tellement simple. » Cette phrase doit être la clef de mon langage chiffré. Puisse-t-il toucher de son pouvoir franc comme l’or mes moindres paroles et ruisseler vers toi comme du coeur d’une châsse gothique, le fleuve étincelant de mes innombrables tendresses.
Et chaque pensée fugitive, chaque désir, chaque rêve sera dissimulé dans mes paroles. Vous les reconnaîtrez tous.
Hier, dans la nuit, j’ai regagné ma chambre avec un sourire.
Rilke à Lou, Munich, jeudi 3 juin 1897

Un jour, dans bien des années, tu comprendras tout à fait ce que tu es pour moi.
Ce qu’est la source de montagne à l’assoiffé (…)
Ma limpide source ! Quelle reconnaissance j’aurai pour toi. Je ne veux plus voir de fleurs, de ciel, de soleil – autrement qu’en toi. Tout est tellement plus beau, plus fabuleux tel que tu le regardes (…)
Je voudrais te glisser des fleurs dans les cheveux. Lesquelles ? Aucune n’est d’une simplicité assez touchante, assez simple. Dans quel mai les cueillir ? – Mais je crois maintenant que tu as toujours dans les cheveux une guirlande – ou une couronne… Je ne t’ai jamais vue autrement.
Je ne t’ai jamais vue, que je n’aie eu envie de te prier. Je ne t’ai jamais entendue, que je n’aie eu envie de croire en toi. Je ne t’ai jamais attendue, que je n’aie eu envie de souffrir pour toi. Je ne t’ai jamais désirée, que je n’aie eu aussi le droit de m’agenouiller devant toi (…) Je suis à toi comme la dernière petite étoile l’est à la nuit, quand même la nuit la distinguerait à peine et ignorerait son scintillement.
Munich, mardi 8 juin 1897

L’image entêtée – Vuillard

Je voudrais en somme que mon image, mobile, cahotée entre mille photos changeantes, au gré des situations, des âges, coïncide toujours avec mon « moi » (profond, comme on le sait) ; mais c’est le contraire qu’il faut dire : c’est « moi » qui ne coïncide jamais avec mon image ; car c’est l’image qui est lourde, immobile, entêtée (ce pour quoi la société s’y appuie), et c’est « moi » qui suis léger, divisé, dispersé et qui, tel un ludion, ne tiens pas en place, tout en m’agitant dans mon bocal : ah, si au moins la Photographie pouvait me donner un corps neutre, anatomique, un corps qui ne signifie rien ! Hélas, je suis condamné par la Photographie, qui croit bien faire, à avoir toujours une mine : mon corps ne trouve jamais son degré zéro, personne ne le lui donne…

cité par Roland Barthes « La chambre claire »

Catalogue Vuillard, Expo Grand Palais

dans un livre, – Henry Miller

Dans un livre, par exemple (je dis un livre et pas le livre, d’un certain livre), il y a des phrases, simplement des phrases, telle page, en haut à gauche, qui se détachent comme des sommets, et qui ont fait de vous ce que vous êtes devenu. Personne d’autre que vous ne peut réagir à ces phrases. Elles ont été écrites pour vous. De la même façon que tout ce qui vous arrive vous était destiné, surtout les événements négatifs.
(Tout cela pour dire encore une fois que peut-être l’une des raisons pour lesquelles j’ai accordé tant de place à l’immoralité, à la méchanceté, au laid, au cruel, c’est parce que je voulais que les autres sachent combien ils ont de la valeur, autant sinon plus que les choses de bien.)

2 avril 1958

Lawrence Durrell – Henry Miller

Correspondance 1935-1980

Laurence Durrell – 1ère lettre à Henry Miller

août 1935

Cher Mr Miller,
Je viens de relire Tropique du Cancer et il faut absolument que je vous écrive un mot dessus. Pour moi, c’est sans conteste le seul ouvrage digne de l’homme dont ce siècle puisse se vanter. J’ai envie de gueuler bravo ! depuis la première ligne, et ça n’est pas seulement une grosse claque littéraire et artistique sur le ventre de tout à chacun, c’est un bouquin qui fixe sur papier le sang et les tripes de notre époque. Je n’ai jamais rien lu de pareil. Je n’imaginais pas qu’on puisse écrire un pareil livre, et pourtant, chose curieuse, j’ai cru en le lisant reconnaître une chose pour laquelle nous étions tous prêts.
La voie était déblayée pour que Tropique du Cancer puisse s’avancer. Ce livre marque une étape et nous entraîne dans une vie nouvelle qui a retrouvé ses tripes. Devant votre livre, l’éloge devient platitude, alors, de grâce, ne m’en veuillez pas si cette lettre sonne à vos oreilles comme les bêlements d’un vieux critique ou si elle vous fait penser à une publicité de cold-cream. Dieu sait que je pèse mes mots de mon mieux, mais ce sacré bouquin a secoué mes balances comme un tremblement de terre, et, depuis, je ne m’y retrouve plus dans mes poids et mes mesures habituels. Son courage m’emballe. J’adore voir déboulonner les canons de l’émotion oblique et de la belle émotion littéraire, j’adore vous voir mettre du fumier sous les caprices et les mièvreries de vos contemporains, d’Eliot à Joyce. Que Dieu nous donne à nous les jeunes le courage de planter des pâquerettes dessus pour achever votre tâche…

Pourquoi ? – Rilke

… pourquoi n’ai-je point la force d’un monstre, d’un dragon ou d’un ange, ou simplement la force d’une petite fleur qui fait, obéissante, touts les miracles que Dieu a voulu imposer à sa douce et passagère existence ?

Lettres à une amie vénitienne

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Rilke, par Leonid Pasternak (père de Boris)

pour moi tu es désert et mer – Ingeborg Bachmann

   Vienne, ce 24 juin 1949

   … Parfois je n’ai qu’une envie, c’est de partir et de venir à Paris, de sentir comment tu me saisis les mains, comment tu me saisis toute entière avec des fleurs et puis de nouveau de ne pas savoir d’où tu viens ni où tu vas. Pour moi tu viens de l’Inde ou d’un autre pays encore plus lointain, sombre et brun, pour moi tu es désert et mer et tout ce qui est secret. Je ne sais toujours rien de toi et c’est la raison pour laquelle j’ai souvent peur pour toi, je ne peux pas m’imaginer que tu aies les mêmes choses à faire que nous autres ici. Il faudrait que j’aie un château pour nous et que je te fasse venir auprès de moi, pour que tu puisses y être mon seigneur ensorcelé, nous y aurions beaucoup de tapis et de la musique, et nous inventerions l’amour.

Correspondance avec Paul Celan

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