cet air de rien

Anna Urli-Vernenghi

Catégorie : Poésie Page 1 of 7

L’attrait du vertige

Dans le flux continu qui semble nous happer
Et nous couper aussi de toute la nature,
L’Homme a vu le ressort de sa propre aventure :
Faire corps avec lui pour s’en émanciper.

Le contretemps saisit le pas à la voltige
Et, renversant le sens de sa marche en avant,
Prend sur sa dérobade un aplomb, esquivant
L’astreinte de l’effort et l’attrait du vertige.

Et, d’un instant à l’autre, il lance un nouveau pont
Dont l’arche répétée à mesure cadence
Le progrès dételé du temps. Et l’on y danse,
Grâce à vous qui l’avez, de rebond en rebond.

Rythme, chaos, mythologies
La Physique amusante V

Jacques Réda

J’ai revu les cahiers où je notais des choses

J’ai revu les cahiers où je notais des choses
Sur des différentielles et la vie des mollusques
D’une écriture hachée ; de longues phrases en prose
Qui n’ont guère plus de sens que des poteries étrusques.

J’ai retrouvé la gare et les lundis gelés
Où j’arrivais trop tard pour le train de sept heures ;
Je marchais sur le quai, m’amusant à souffler
L’air chaud de ma poitrine. J’avais froid. J’avais peur.

Nous arrivons au monde épris de connaissance,
Et tout ce qui existe a le droit d’exister
À mes yeux. Nous pensons que chacun a sa chance,
Mais le samedi soir il faut vivre et lutter
Et déjà nous quittons les abords de l’enfance.

Nous quittons l’innocence du regard objectif,
Chaque chose a son prix qu’il faut déterminer
Les relations humaines entrelacent leurs motifs
Plus nous participons, plus nous sommes captifs ;
Puis la lueur s’éteint. L’enfance est terminée.

Michel Houellebecq

Un vieil homme est entré dans le pré, – Henry Bauchau

Un vieil homme est entré dans le pré, il vérifie les clôtures électriques. Il ne faut pas que les bêtes s’en aillent, car lorsqu’il faut courir après… Il fait un geste fatigué.
Le beau temps a permis de rentrer les récoltes, mais l’herbe a bien poussé pendant les pluies.
Il dit qu’il n’entend plus très bien. Il a un regard bleu, très calme et tu vois que sa lampe est presque consumée.
Tu ne peux oublier l’amitié du visage, la grâce qui suffit, la grâce qui survient et fait en te quittant un geste de la main.

Heureux les déliants

les toilettes fleuries – Gérard de Nerval

LA COUSINE

L’hiver a ses plaisirs ; et souvent, le dimanche,
Quand un peu de soleil jaunit la terre blanche,
Avec une cousine on sort se promener…
– Et ne vous faites pas attendre pour dîner,
Dit la mère.

Et quand on a bien, aux Tuileries,
Vu sous les arbres noirs, les toilettes fleuries,
La jeune fille a froid… et vous fait observer
Que le brouillard du soir commence à se lever.

Et l’on revient, parlant du beau jour qu’on regrette,
Qui s’est passé si vite… et de flamme discrète :
Et l’on sent en rentrant, avec grand appétit,
Du bas de l’escalier, – le dindon qui rôtit.

Hélas ! un malotru orné de deux donzelles monta et fit sonner des musiques nouvelles – William Cliff

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Au matin cette misère fut balayée
quand un rayon solaire perçant les nuages
répandit sa lumière sur l’émerveillée
nature parsemée de cristaux qui l’embrasent,

ceux que la pluie avait déposés longuement
pendant la nuit faisant éclater la verdure
sur toute la campagne brillant à présent
et scintillant d’une étincelante parure.

Hélas ! un malotru orné de deux donzelles
monta et fit sonner des musiques « nouvelles »
dont il voulait nous imposer le plein régime.

Comme je le priais de les vouloir baisser
il les poussa plus fort, et du coup je hurlai :
alors comme un couard, il stoppa sa machine.

121

« Espèce de crapule ! » que je lui gueulai,
« Moi ? moi ? une crapule ? » osa-t-il me répondre,
mais pour tout réponse je le fusillai
comme trouant de mon regard sa tronche immonde.

Or la gare d’Ottigniës nous sépara,
et marchant sur le quai pour ma correspondance,
je sentis dans mon ventre une invincible joie,
celle d’avoir écrasé la grosse arrogance

de la bêtise qui veut s’imposer partout.
Je déteste ce temps qui se met à genoux
et accepte d’être ainsi toujours humilié :

y avait une fille voulant étudier
qui dut changer de place à cause de ce monstre,
n’est pas révoltant ce que cela démontre ?

Matières fermées
Poème

être captif, là n’est pas la question – Nâzim Hikmet

Je suis dans la clarté qui s’avance.
Mes mains sont pleines de désirs, le monde est beau.

Mes yeux ne se lassent pas de voir les arbres,
les arbres si pleins d’espoir, les arbres si verts.

Un sentier ensoleillé s’en va à travers les mûriers.
Je suis à la fenêtre de l’infirmerie.

Je ne sens pas l’odeur des médicaments.
Les oeillets ont dû fleurir quelque part.

Et voilà, mon amour, et voilà, être captif, là n’est pas la question,
la question est de ne pas se rendre…

1948

Résistance passionnante véhémente et farouche – Hölderlin

Plus nous sommes attaqués par le néant qui, tel un abîme de toute part menace de nous engloutir ou bien aussi par ce multiple quelque chose qu’est la société des hommes et son activité qui, sans forme, sans âme et sans amour, nous persécute et nous distrait, et plus la résistance doit être passionnante, véhémente et farouche de toute part. N’est-ce pas ?

cité par Anne Dufourmantelle « Intelligence du rêve »

Pierres des chemins – Guillevic

Tout ce que j’ai mis
Comme tendresse
À ne pas vous caresser,

Pierres des chemins.

Maintenant

L’infini – Guillevic

Peux-tu jurer
Que toujours

Tu préfères
Le fini à l’infini ?

L’infini
C’est toi dans tout
Ce que tu n’es pas.

Maintenant

Où passer nos jours à présent ? – René Char

Demeurons dans la pluie giboyeuse et nouons notre souffle à elle. Là, nous ne souffrirons plus rupture, dessèchement ni agonie ; nous ne sèmerons plus devant nous notre contradiction renouvelée, nous ne sécréterons plus la vacance où s’engouffrait la pensée, mais nous maintiendrons ensemble sous l’orage à jamais habité, nous offrirons à sa brouillonne fertilité, les puissants termes ennemis, afin que buvant à des sources grossies ils se fondent en un inexplicable limon.

Dans la pluie giboyeuse (1968)
Le Nu perdu

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