cet air de rien

Anna Urli-Vernenghi

Je marche dans Venise

Ça se voit, l’amie est inquiète. Partir sur un coup de tête, seule, à Venise, en Juin, elle va droit dans le mur. Je n’en tiens pas compte évidemment. Toute à ma joie retrouvée, je voulais m’extraire de la maison, je voulais retrouver les odeurs italiennes, je voulais les sons de Venise, je voulais déambuler via les Calle, passer des ponts, je voulais m’offrir des cadeaux, choisir des plats sur des menus, je voulais faire une valise, je voulais partir.
J’ai tout bien organisé. Réservé à l’hôtel que nous aimions, dans la rue du Harry’s Bar, une chambre donnant sur le délicieux petit Rio, le billet d’avion avec accueil taxi, etc… Un ami a tenu à m’accompagner à Roissy. Lui aussi, ne cachait pas son inquiétude. Dans la salle d’attente d’Air France,  j’étais la seule en jean et baskets ; tous en black, chaussures vernies ; ordinateurs sur les genoux, téléphone en main, tous connectés ailleurs, regards baissés. Ils partaient pour Venise, j’en revenais pas.
Une coupe de champagne pour la beauté du geste et enfin l’envol. D’un coup, la gêne, personne près de moi. Premier voyage seule. C’est dur. Alors j’ai dit à la chose « Casse-toi » et redemandé une coupe. Rien de nostalgique dans ce voyage, rien du tout, au contraire, une sorte d’exaltation, une ouverture ; je ne sais vraiment comment définir ce moment.
Vous êtes seule ? me demande, surpris, l’envoyé de l’hôtel à l’aéroport. Bonjour. Oui, seule. Il s’occupe de la valise. Nous prenons une voiture pour quelques mètres, je trouve ça singulier, j’aurai pu marcher. Bref, enfin le bateau-taxi et la lagune.
Quelle est belle cette lagune… Ciel opalin, douceur de l’air, sûrement la chaleur tout à l’heure, odeur du sel, couleurs toute en transparence. Venise, qui s’avance en tanguant, j’aurais voulu partager ça. Le noeud dans la gorge. – Dégage ! –
Et l’accueil. La chambre si vénitienne, confortable, élégante, fenêtres sur le rio, le jardinet, enfin le plaisir enfantin de tout regarder, de tout respirer, de tout aimer. Tu dois sortir Anna. Vas-y. Ose. Sortie par l’étroite Calle Vallaresso, déflagration immédiate. Je prends tout d’un coup. Au moins c’est fait ! Des couples des couples des couples. Une flopée. La ville semble n’être qu’une floraison de couples dont la place Saint Marc alimente sans cesse le flot. Ils se tiennent la main s’étreignent rient se parlent s’embrassent partagent un gâteau. J’étouffe. La solitude me prend me dépasse. J’ai mal. Dans cet état d’isolement extrême, me yeux ne retiennent que ces deux-là, l’échange d’un regard. J’ai envie de pleurer. De fuir. Je me retiens. Quelques restes des cours de yoga me permettent de reprendre souffle, me calment. Va ! Prends les ruelles, évite la place, va vers Dorsoduro, les Zattere…  Avec on ne sait quelle force, enfin mes premiers pas dans Venise. Résurrection. La magie de la ville fait son effet. Le nez en l’air j’me balade. Le sourire revient sur ce visage sûrement dévasté. Je marche je marche dans Venise. Je suis bien.
Faim… Taglioni aux scampi ou vongole ?
– Vous êtes seule ?
Illico, envie de lui foutre un pain, au gentil serveur. Je décide alors de prendre les devants pour tout, restaurants, musées, concerts. Bon d’accord. Est-ce que ça marche ? Oui à l’extérieur. Non à l’hôtel, allez savoir pourquoi. Elle est là la douleur quand j’entre dans l’immense salon pour le petit déjeuner le lendemain. J’aurais pu le prendre dans la chambre, mais j’aime tant ces fresques de Tiepolo (père). Je baisse les yeux. Bonjour timide à quelque voisin. Je choisis la table la plus isolée (chance, près d’une fresque). Un thé Darjeeling. J’hésite à me lever, moi la gourmande, choisir quelques viennoiseries et tant d’autres plaisirs sur cette immense table. Le troisième jour, plaisir d’oser prendre une coupe de champagne matinale. M’en est restée le goût à jamais. Quatrième jour, la libération. Spontanée. Telle une bulle de savon éclatant. Je marche avec légèreté, confiance retrouvée. Près d’un petit pont, on vient de l’autre côté, un américain connu, non pas quelque star du 7e art, non, un politique. Me croisant, il me regarde, me sourit. Je ne lui en ai pas voulu d’avoir autant menti sur l’Irak. Je lui souris aussi.
Sacré truc le sourire.
Et puis, le dernier jour ici.
La dernière visite dans le labyrinthe de mon cher Cannaregio
Les derniers pas sur les Zattere
Toucher une colonne aux Gesuati. Une pensée pour Sollers
Derniers gâteaux secs
Dernières vongole
Derniers vénitiens
Dernier vrai Bellini
Qu’est-ce que je ressens ? Force. Me sens forte. Forte des décisions qui se présentent d’elles-mêmes : vendre la maison de Chatou, retrouver Paris. Compris ce que me disait l’ami Marc  » Tu ne retires rien à Urli en aimant un autre ». Demander d’aimer encore. Je serais entendue.

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  1. Merci.
    Vos textes m’accompagnent, maintiennent cette possibilité d’un « encore » tant aimé.

    Sébastien Braun

    • admin

      alors là, c’est un beau cadeau que vous me faites-là. Je suis si malhabile avec la technique. Vais voir ce que vous éditez… à bientôt,
      Anna

  2. Elisanne

    me retrouve dans ce beau texte, juin à Venise, seule, un défi dans ce Venise que j’aime tant, évitant la foule, les souvenirs pour me retrouver, avancer, continuer de vivre, aimer.
    Merci !

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