La destinée ! Je me suis donc retrouvé le soir dans le hall de la gare d’Austerlitz sous l’immense voûte de verre au milieu des voyageurs en transit. J’ai longé mon train sur le quai en tirant ma lourde valise. Il s’est mis à pleuvoir. J’ai allumé une dernière clope devant mon wagon. Observant les rails se perdre dans la nuit, je pensais à la guerre, aux années sombres, à l’exil, aux fuites précipitées. Les vieilles gares ont une profondeur chargée d’histoire que les aéroports n’ont pas encore. Des coups de sifflet interrompirent mes rêveries. « En voiture ! » Traversant les Pyrénées, j’ai fait un songe mouvementé : une tempête en mer. Mon bateau était dépecé par morceaux sous les coups de lames violentes. Les rêves sur rails sont moins abstraits, ils sont plus vifs, ils prennent part à l’aventure. Je me suis réveillé, le goût du sel à la bouche. J’ai encore quelques notes griffonnées à la hâte à mon arrivée dans un carnet de jeunesse : « 8 h 32. Barcelone est une ville pauvre. Elle me fait penser à Montréal avec sa montagne, une Montréal du Sud. Ce n’est pas Paris, ce n’est pas Venise, c’est tout ce que j’ai à en dire pour l’instant. »
La belle gueule de naufragé que je devais tirer.
L’appartement se situait dans les alentours du marché de San Antoni. J’ai posé ma valise et je suis sorti prendre l’air sur le Montjuïc. En m’élevant, j’ai croisé mes premiers orangers, une bande de chats, des oliviers, des palmiers. Par-delà les toits peu à peu j’ai aperçu l’étendue bleue. Ça allait mieux au sommet. J’ai embrassé la ville dense jusqu’aux montagnes et la mer scintillante. Il y avait une forteresse et, à flanc de falaise, sous les feuillages, la terrasse d’un bar où je me suis assis pour fumer. Tout en bas, le port en activité : des milliers de conteneurs, de gros cargos, des remorqueurs, des traversiers. 23 ans. J’allais passer un mois en solitaire. Picasso m’enseignera le chemin des filles lubriques au teint noir. J’irai m’imprégner de l’Odyssée devant la Méditerranée et flâner dans la nuit agitée. Dix ans déjà et pourtant, après maints détours, j’habite tout près, de l’autre côté du marché (…)
La nuit se lève maintenant, je touche le fond du verre. Les notes éparpillées sur ma table en désordre, je me verse un autre brandy. L’encre bleue sèche sur le papier jauni.

Barcelone brûle
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